- La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, de Francis Dupuis-Déri
L’homme serait en crise : dévalorisé, émasculé, dominé, moqué, oublié… Et quand il n’est pas remplacé par une femme, on lui imposerait des « valeurs féminines » : la tempérance, la bienveillance, la douceur, de quoi conduire tout droit à une « maternisation du monde ». De Big Brother à Big Mama, en somme.
« En tant qu’hommes, cela dit, comment ne pas rester éberlués, pour ne pas dire insultés, par des propagandistes de la suprématie mâle qui fondent leur discours sur des clichés qui relèvent des contes pour enfants ? » Le professeur de sciences politiques québécois Francis Dupuis-Déri, dans son ouvrage très érudit, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, rappelle l’évidence. Le monde reste un immense boys’ club où les hommes conservent encore très largement la main sur le pouvoir et l’argent.
Mais il n’y a pas qu’un Éric Zemmour et son livre Le Premier Sexe pour faire de cette théorie d’une crise de la masculinité un succès de librairie. D’autres, bien plus savants, n’ont pas cessé de répandre cette idée à travers le monde, par le biais de colloques, d’articles, de conférences ou d’émissions de télévision, soutenus par les politiques et les institutions religieuses. Une crise, moque l’auteur, « interminable », qui aurait traversé la Rome antique, l’Union soviétique, en passant par le royaume d’Angleterre du XVe siècle, les États-Unis ou la France aux XIXe et XXe siècles. Les « matriarcats » breton, basque ou québécois ont également fait des ravages… De tout temps, la toute-puissance des femmes, « entre les quatre murs de leurs cuisines », a affaibli les hommes, ironise l’auteur, guide émérite de cette épopée historique hallucinée.
La crise de la masculinité qui vient serait ainsi « une vérité alternative », une « fake news » avant l’heure. Même sans fondement théorique solide, elle imprime les discours publics, conduisant à une forme de « suprémacisme mâle », comme il existerait un « suprémacisme blanc », le masculinisme s’accommodant par ailleurs assez bien de racisme ou d’homophobie.
Il s’agit, à chaque époque, de batailler contre « la pente fatale ». Car « nul besoin que l’égalité soit atteinte, une simple progression vers elle suffit à provoquer une crise de la masculinité ». Le XXe siècle est de ce point de vue exemplaire : à la suite des mouvements de libération des années 1960 et de la montée en puissance du féminisme (auquel adhèrent d’ailleurs des hommes, désireux de se défaire de leur identité genrée), le backlash est immédiat. Groupes de thérapie « entre hommes » ou militants fleurissent autour de la figure du père notamment, avec des actions coup-de-poing visant la justice, coupable d’être systématiquement en défaveur des hommes, au sujet de la garde des enfants.
Le discours masculiniste se renouvelle, s’ancre autour de la séduction, notamment en France, vigoureux contre ces nouvelles féministes qui auraient tué le désir, dans une approche puritaine à l’américaine. Il s’agit aussi désormais de « sauver les garçons »d’une école qui les déconsidère et les met en échec, du suicide plus fort chez les hommes que chez les femmes, ou même de la violence conjugale, piétinant là encore la force des statistiques sur le nombre d’hommes ou de femmes battues.
La solution proposée face à ces maux contemporains est toujours la même, selon Francis Dupuis-Déri : « (Ré)affirmer une identité masculine associée à quelques clichés sexistes, à savoir le caractère actif, compétitif, agressif et même violent des hommes », qui permet par ailleurs de consolider un système hétérosexuel et patriarcal, en défense des privilèges des forts contre les faibles.
Les hommes ne sont pas en crise, « mais ils font des crises, réellement, au point de tuer des femmes », martèle le chercheur en conclusion de son ouvrage. Peut-être est-il temps de passer à autre chose ? Et si les identités masculine et féminine sont avant tout « politiques », pourquoi ne pas tenter de créer ou recréer une identité débarrassée du genre, « plus ou moins libertaire, égalitaire et solidaire » ? Un programme bien plus excitant que de se laisser atteindre, comme le suggère Francis Dupuis-Déri, par « une propagande qui laisse entendre que mon potentiel humain physique, psychologique et moral est déterminé par mes ancêtres qui chassaient le mammouth ou par un organe qui pend entre mes jambes ». Banco !
Francis Dupuis-Déri, La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Les éditions du Remue-ménage, 2018, 320 pages, 22 €.