Si le féminisme semble avoir libéré les femmes de l’étouffant carcan du patriarcat, il ne les a pas encore sorties de la vallée des larmes. La littérature québécoise des dernières années regorge en effet de personnages féminins éplorés, ecorchés. Trois écrivaines nous livrent ici trois variations sur un même thème : blessures d’enfance et amours déçues de femmes malheureuses. Comme les pierres. L’univers de Bouche cousue met en scène la mater dolorosa, la matrone de l’abnégation. Aux prises avec un mari malade, des fils délinquants et un commerce familial déclinant, la grand-mère Laçasse ravale ses sanglots et souffre en silence. Pour les leçons de stoïcisme, sa petite-fille Marie a donc eu le professeur parfait. Mal aimée puis abandonnée par sa mère, l’enfant encaisse la tête haute. Quel magnifique personnage Ninon Larochelle a créé là ! Par son esprit incisif et sa bravade, couche de vernis sur son immense détresse de fillette esseulée, Marie Laçasse rappelle la Bérénice de L’Avalée des avalés de Ducharme.
Douleur cachée sous la fanfaronnade
Fine mouche, cette enfant de douze ans perce à jour l’hypocrisie des adultes, débusque leurs mesquineries et commente avec un esprit décapant leurs lâchetés. Impitoyable envers les imposteurs, elle se montre férocement mère poule à l’égard de ceux qu’elle aime. Devant les soucis de sa grand-mère, cette petite fille trop vieille fait taire ses propres angoisses. Bien que déchirée par la défection de sa mère, elle se crispe au moindre signe de pitié, serre les dents et refuse d’admettre sa peine pour mieux la combattre. Fière et farouche, la Marie. Bouche cousue. Crâneuse, elle brandit son indépendance comme un étendard et cache sa douleur sous la fanfaronnade. «J’ai pas juste ça à faire moi, me faire aimer d’une mère», déclare-t-elle. Mais chaque mauvais coup du sort sape sa vitalité et Marie dépérit à petit feu. Après la mort du grand-père, l’emprisonnement de son oncle préféré et la maladie de sa grand-mère, le retour de la mère au bras d’un amant américain sera la goutte qui fait déborder le vase. Devant tant d’abandons, tant de trahisons, la carapace craque et la rage de Marie éclate. Une rage vengeresse, destructrice… Assenée comme un coup de poing, la fin est à faire chavirer. Devant cette kyrielle de malheurs, le récit aurait pu facilement basculer dans le mélodrame à quatre sous. Il n’en est rien. Ninon Larochelle a non seulement osé le tragique, mais l’a superbement dosé, s’arrêtant juste un pas avant le misérabilisme.
Pas d’enrobage bonbon
Racontée façon terre-à-terre, cette chronique familiale se rapproche du réalisme social de Roger Lemelin ou encore de la poésie du quotidien de Michel Tremblay. La langue est orale, crue, très naturelle avec des ouache, des ayoye, des criss, des y au lieu de il. Pas de fla-fla ou de poudre aux yeux, ni dans le ton, ni dans le style. Les mots défilent, denses et bruts, sans enrobage bonbon ou fantaisies langagières. La principale narratrice étant une enfant, le ton est forcément naïf, sans jamais tomber dans la mignardise. L’émotion — mot tabou pour l’orgueilleuse Marie — n’est ici jamais exprimée mais imprègne la trame de l’histoire jusque dans ses moindres replis. Ce premier roman de Ninon Larochelle se lit comme un beau roman tragique: l’esprit captivé, la gorge serrée et peut-être même une larme au coin de l’oeil. Pas une larme de crocodile.